Ami lecteur, bonjour.
Ah, qu'il est bon d'intégrer un nouveau cercle, où peut-être se tendent des oreilles attentives ! Surtout celles qui raffolent des contes, que ce soit dans un fauteuil, près d'une cheminée, ou sur un billot, autour d'un feu crépitant qui fait briller les yeux (mais est-ce seulement lui ?). J'aime les belles phrases comme d'autres les voitures rutilantes.
Je m'appelle Caplife. Voici mon histoire.
En ce temps-là, je vivais en dictature sans la subir. Du moins, par égard pour tous les farouches comploteurs ou simples imprudents qui ont payé un lourd tribut, la décence me commande de parler en ces termes.
C'était une époque où mes projets étaient déjà en l'air. Mais ce n'était pas grave, puisque je n'avais pas vingt ans ; le seul danger était de les voir rester à cette place, flottant comme des ballons au-dessus d'une foire.
Mon père mort — suite à une imprudence —, ma mère et moi marchâmes sur un chemin de droiture qui nous maintint en vie. Ma tête était donc baissée : aussi ne pouvais-je en aucune façon être porteur de révolution ; pardon, ami lecteur. Je n'en avais pas moins des yeux pour voir, fût-ce de biais, des oreilles pour entendre et surtout un cerveau pour retenir. Car il eût été hasardeux de prendre des notes quand lire était déjà risqué. Qu'ai-je donc vu et entendu ? Des hommes qui, la trentaine révolue, n'avaient jamais voté. D'autres qui fantasmaient sur des contrées plus hospitalières situées outre-océan. Seulement, il y avait le problème des visas...
Tandis que certain chanteur, courbé sous le poids de l'ennui, marchait vers les docks en clamant qu'il lui semblait que la « misère serait moins pénible au soleil » et que, pour partir, il « travaillerait dans les soutes à charbons » ; tandis qu'il chantait cela donc, dans l'île où je suis né, des hommes étaient prêts à l'extrême ; jusqu'à se planter en plein midi dans la rue et crier : « J'ai vingt-cinq ans. Je voterai un jour ! », espérant que la sanction pour une telle témérité ne serait que l'exil, si abominable fût-il...
De nos jours ?...
Aujourd'hui, en terre lointaine, je peux écrire. Quand vient la nuit, courbé sur une longue table en imitation tek — à défaut de madrier de chêne —, je m'évade dans les contrées littéraires, où je dégèle des héros figés pour la journée par la sonnerie martiale du réveil-matin.
Ami lecteur, cette présentation vous a donné un aperçu de ma personnalité. J'espère aussi qu'elle vous aura préparé aux intrigues de L'Ile Rebelle, mon dernier-premier roman. Pardon d'en parler comme pour en faire un vénal étalage. Mais je suis ce que j'écris. Me taire à ce sujet eût été une dissimulation plus coupable encore. D'ailleurs si cela peut consoler, justice a déjà été rendue. Au point que la question a atteint ses proportions philosophiques. Du genre : Un livre peut-il s'être caché du public, avoir été ignoré de Gale et de Marre, refoulé au Seuil comme dans les Actes, sans que la cause d'une telle proscription fût une grave malformation ?
Voilà, ami lecteur !
Je m'appelle Charles Edward Caplife.
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Vous avez dit lecteurs libres ? « Déserteurs des supermarchés culturels ? »
Excusez-moi.
Existe-t-il parmi vous des lecteurs libres ? Je veux dire :
— des lecteurs qui, lorsqu'ils entrent dans une librairie et que le tenancier, l'œil vendeur mais libraire quand même, s'approche pour les renseigner, sont capables de lui imposer le silence d'un geste impératif accompagné d'un petit « chut ! » ;
— des lecteurs qui, lorsqu'ils ouvrent un journal et que le journaliste se présente, la plume frétillante et l'intention ferme de colporter quelque propagande (par exemple promulguer un code), sont capables de lui dire : « Je ne le lirai pas ! Pas même en rêve ! » ou « Je le lirai quand même !... Mais, pour qui te prends-tu ? » ;
— donc des lecteurs capables de prendre le risque d'acheter un « livre atypique » et rentrer chez eux, la peur au ventre, en se disant : « Seigneur ! Et s'il est mauvais ! »
Si oui, sur quoi vous basez-vous pour choisir vos lectures ?
J'ai fait un constat surprenant : chaque année, plus de six cents romans sont publiés ; et pourtant, dans les forums de lecteurs sur Internet, ne reviennent que — allez soyons généreux — quelques dizaines de titres. Compte tenu du foisonnement de l'offre, des titres complètement « bizarres » auraient dû apparaître, fût-ce avec une espérance mathématique de 1/600. Donc, c'est que les lecteurs attendent qu'on — éditeurs et journalistes — leur conseille de lire ceci ou cela. Or qui sont ces conseillers ? Des connaisseurs ? Des découvreurs ? Surtout pas. Dès la fin du siècle dernier, il est apparu que les éditeurs sont des gens d'une affligeante vulgarité : ce ne sont que des caisses de résonance qui se font l'écho d'affaires largement éventées quelles qu'elles soient ; leur philosophie est la recherche de l'auteur vendeur, quelle que soit sa profondeur... N'ayant pas compris cela, auteurs et lecteurs les prennent pour des rebelles austères, pétris de grands principes littéraires ou culturels. Ils croient que ces gens sont gardiens du talent et que s'il se présente à eux à l'improviste, ils le reconnaîtront à coup sûr.
Les lecteurs délèguent aux éditeurs, qui eux-mêmes doivent vendre pour subsister. La chose est donc purement alimentaire. Voilà, mon ami, l'origine de cette odeur de mort qui s'élève au-dessus de la littérature française.
[tison]
« J'appelle Horace, Horace ; et Boileau, traducteur. », A. Nothomb.
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