Charles Edward Caplife
Et pourtant, il est bon
 Qu'est-ce que RSS ?
Accueil | Hobbies | Bibliographie | Extraits | Evénements | Acheter | Liens | Blogs et Forums | Contacts

Nouvelle inédite

ET POURTANT, IL EST BON
nouvelle

 

C'était jour de Vérité à la librairie. Ou, plus vulgairement, jour de comptes. Les chefs de rayons défilaient dans le bureau du directeur commercial.

 

Monsieur X. était au clavier. Après avoir pianoté quelques notes grêles, il fit pivoter l'écran vers Madame L., la responsable du rayon littérature.

— On a besoin de place, annonça-t-il. Il faut retirer ce livre des rayons.

Madame L. regarda la ligne pointée du doigt sur l'écran par le directeur.

— Déjà ? s'étonna-t-elle. Cela fait seulement deux mois qu'il y est.

— Et zéro vente, ma chère ! Zéro vente !

— Et pourtant, il est bon... Je ne comprends pas. Caplife s'est dit, moi aussi d'ailleurs, qu'il y aurait des Haïtiens, des Antillais et des Français pour acheter ce livre.

— Il est peut-être trop cher.

— Je ne pense pas. À 20 euros, il est même en dessous du prix normal. Avec ses 416 pages, son papier bouffant ivoire, sa couverture en quadrichromie, et vu son faible tirage, il aurait dû être vendu à 24 euros, sinon plus.

— Eh bien ! S'il ne se vend pas, c'est qu'il est mauvais. Un bon produit à un bon prix trouve toujours preneur.

— Mauvais, sûrement pas. Et je parle en connaissance de cause, car je l'ai lu. Tu penses bien que je ne l'aurais pas référencé à la FNAC s'il ne m'avait pas plu.

— Ça parle de quoi, au juste ?

— Vaudou et émigration clandestine dans une île outre-océan.

— Et ce... ce Charles Edward Caplife y a trouvé matière à trois ouvrages ?

— Enfin, je schématise... Il traite de bien plus que cela.

— Pourquoi appelle-t-il sa trilogie L'Ile Rebelle ? Puisqu'il est haïtien, lorsqu'on entend un titre pareil, on s'imagine qu'il traite de la révolution haïtienne.

— Au début, c'est ce que j'ai cru aussi. Mais Caplife, en me dédicaçant mon exemplaire, m'a prévenue qu'il fallait être imaginatif et voir la rébellion entre la terre d'Haïti et les Haïtiens eux-mêmes.

— Admettons. Le titre du premier tome, Légende du livre sésamique de Nangommier, n'est pas plus parlant. Les éditions FrazMitic auraient dû le travailler un peu plus.

— En gros, c'est l'histoire de paysans qui se battent en duel, au sabre, pour un grimoire ; un livre prétendument magique qui leur donnerait le pouvoir de voler et quitter Haïti comme des oiseaux migrateurs.

— En effet, il faut être imaginatif... Et d'entrée de jeu, si j'en juge par ces mots bizarres : sésamique, Nangommier.

— C'est vrai qu'ils peuvent surprendre un Français français. Mais tout cela est bien amené, je te l'assure. Et pour les mots créoles, Caplife a eu la bonne idée de fournir, en annexe, un véritable dictionnaire, digne du Robert. C'est impressionnant : étymologie, dates, synonymes, citations, etc. J'avoue qu'on peut être lassé d'avoir à le consulter... Mais encore faut-il approcher ce livre. Il plaira sans doute à ceux qui sont fascinés par le vaudou ou l'ésotérisme en général : il y a des cérémonies, des enterrements et bien d'autres explications sur le sujet ; par exemple, la thèse des vingt-quatre apôtres du vaudou. Quelques rares initiés en comprendront la véritable valeur.

— Donc, tu ne lui as trouvé que des points positifs ? résuma X. sur un ton dubitatif.

— Oh, non ! On peut lui trouver des faiblesses. Pour qui aime l'actualité, ce livre n'est pas très « actuel », si on peut dire ; il semble évoquer l'époque de Duvalier, le dictateur bien connu sous le nom de « Papa doc ». En outre, l'auteur a renommé les Haïtiens en Fiérilens, ce qui peut déplaire à certains lecteurs haïtiens. Quant à la rébellion, elle paraîtra plutôt timide, surtout si on s'attendait à une révolution ; l'auteur a peut-être trop collé à la docilité du peuple sous la dictature. Enfin, ceux qui aiment l'action trouveront qu'il y a trop d'analyses et de flashes historiques.

 

Monsieur X. semblait soupeser en silence les arguments qu'il venait d'entendre. Au bout d'un moment, ce fut Madame L. qui reprit :

— C'est le premier roman de cet auteur, et il l'a édité lui-même, ce qui peut expliquer beaucoup de choses.

— L'édition est un métier, repartit Monsieur X. Au lieu de créer FrazMitic, pourquoi Caplife n'a-t-il pas proposé son manuscrit à un vrai éditeur ?

— Il l'a sans doute fait. Mais il était peut-être pressé ou a paniqué sous les refus.

— Il a eu tort. C'est un livre pour Sud Éditeurs, ça !

— Dont acte ! mon cher. Mais il m'a dit — je le cite : « Les éditeurs ont clamé : "Tu peux toujours écrire ! Moi vivant, tu ne publieras pas !" Et ils levaient un bras vengeur tandis que l'écho de leur voix se démultipliait dans la caverne. » Fin de citation.

— La caverne ? répéta X., réellement estomaqué.

— Il aime revenir au temps des cavernes pour ramener les choses à leur juste valeur. Selon lui, voici comment certains textes préhistoriques, exprimant des idées originales, ne nous sont jamais parvenus : lorsque le besoin de les fixer sur paroi s'était fait sentir, les éditeurs des cavernes, ceux qui maîtrisaient le tracé au charbon et la pulvérisation des peintures, ont vociféré des menaces similaires à l'encontre des candidats auteurs.

— Ce Charles Edward Caplife semble avoir de l'humour. Dommage qu'il soit méconnu !

— Tu peux dire qu'il est un parfait inconnu. Il m'a confié qu'à la première vente signature, une seule personne est venue. Heureusement, il a pu écrire une dédicace : à un certain H. B., homme courageux, s'il en fut. Caplife a failli lui payer le champagne. Peut-être le fera-t-il un jour... Heureusement aussi qu'il a quelques amis à l'étranger. À Miami, un certain P.-A. C. a engagé sa réputation vingt-cinq fois sur ce livre.

— Et les autres librairies ?

— À part nous-mêmes, elles ont répondu — je cite Caplife : « "Moi vivant, tu n'écouleras pas cette camelote !" Et elles levaient un bras vengeur tandis qu'elles frémissaient de colère à l'idée de la faillite dont ce téméraire auteur venait de les menacer. » Fin de citation.

— Même les librairies haïtiennes ?

— Il n'y en a qu'une à Paris : la Librairie Toussaint Louverture. Il paraît qu'elle s'est débrouillée pour vendre quelques exemplaires de la Légende. Mais je n'ai pas les chiffres.

— Et la presse, que dit-elle ?

— Rien. Je n'entends pas du tout parler de ce livre. Caplife dit — je le cite : « Pour le moment, les journalistes sont debout sur les freins, mordus de peur à l'idée de dégainer leur plume pour un inconnu. Et de cette haute position, ils ont crié : "Ton succès ne passera pas par moi ! Moi vivant, on ne saura jamais ce que tu as fait ! Tu m'entends ? Jamais !" »

— Et je suppose qu'ils levaient un bras vengeur ? s'enquit X., la mine enjouée.

— Evidemment. Car « ils étaient retournés de dégoût à l'idée de travailler pour une personne pauvre de toute gloire dont ils puissent jouir par procuration. » Fin de citation.

— En somme, ce Caplife est le seul à croire en lui.

— Oui. C'est ainsi qu'il s'est retrouvé avec un livre « autoécrit », « autoédité »...

— Et maintenant, « autolu » ou presque.

Il faillit rire de sa propre malice. Mais Madame L. annonçait déjà, grave :

— Espérons pour lui qu'il n'en sera pas ainsi. Car il s'est peut-être ruiné dans cette affaire.

— C'est de sa faute aussi. Quand on ne s'y connaît pas en marketing, on n'édite pas des livres. Voilà !

— Caplife pense que c'est « son coin » qui n'est pas vendeur. Il ne me l'a pas dit, mais je sens qu'il le pense. Il m'a dit sur un ton insinuant : « Peut-être que si vous le changiez de rayon, le noyiez dans la foule, ça marcherait. »

— Il est injuste ! explosa X. On lui donne une chance, et voilà comment il nous traite ! Il n'a pas compris que contrairement aux autres libraires, nous avons fait notre travail. Nous avons lu son livre et sommes donc prêts à renseigner les lecteurs potentiels. Enfin, surtout toi... Nous avons mis son livre bien en évidence, sur présentoir et en rayon, dans un coin spécial. Que pouvons-nous faire de plus ?

— Néanmoins, il n'a peut-être pas tout à fait tort.

— Quoi ? Tu es de son côté ?... Que dit l'empreintomètre ?

— Le service des empreintes n'a trouvé que les miennes sur ce livre.

— Sans blague ! Et la caméra ?

— La caméra montre que le « coin » n'est pas vraiment visité. Le peu de gens qui y passent jettent un regard neutre sur l'écriteau « Livres antillais » puis s'en vont. Je rappelle que cet écriteau est lisible à quinze mètres.

— Mon Dieu ! Ce sont les lecteurs français eux-mêmes qui sanctionnent, à priori, la francophonie ? On leur mâche le travail en leur disant : « Voici des auteurs antillais ou africains méconnus. Si vous voulez savoir ce qu'ils ont dans la plume, c'est le moment de les tripoter. » Et ils refusent ! Ils crient : « Je ne touche pas à mon pote, moi ! »

— D'après Caplife, ce n'est pas ce qu'ils scandent.

— Que crient-ils, alors ?

— Beaucoup d'autres choses que Caplife souhaite oublier. À tel point qu'il ne met plus les pieds dans les rares librairies où il a pu laisser son livre.

— Et maintenant, que fait-il ?

— Il donne des nouvelles du front.

— C'est quoi encore ?

— Il est quelque part, barricadé derrière quatre cents exemplaires de L'Ile Rebelle. Le public lui lance par-dessus la barricade — je le cite : « "Tu essaies de me culpabiliser ? Tu peux toujours cogiter. Mais, pour moi, tu n'as rien à dire. Moi vivant, tu ne seras pas lu !" Et ils lèvent un poing vengeur, agacés par les manœuvres de cet auteur pour détourner leur attention de ces belles traductions unanimement célébrées. » Fin de citation. Parfois, Caplife songe à leur répliquer : « "OK, guys!" Un jour, je reviendrai, traduit ! » Mais on ne réplique pas à un lecteur, même récalcitrant. Un lecteur est toujours respectable car il détient la clé de l'immortalité.

 

Monsieur X. eut un hochement de tête qui semblait annoncer qu'il en avait assez entendu. Aussi Madame L. passa-t-elle à la conclusion.

— Alors, ce livre, on le retire quand même ? demanda-t-elle.

— Il doit partir d'une manière ou d'une autre, je suis désolé. L'espace n'est pas extensible. Ça pousse derrière.

— Très bien. Je vais le remiser.

Elle s'éloigna, referma la porte doucement en ajoutant pour elle-même :

— Et pourtant, il est bon.

 

 

Paris, janvier 2005

Charles Edward Caplife

 Accueil | Hobbies | Bibliographie | Extraits | Evénements | Acheter | Liens | Blogs et Forums | Contacts  
Web page copyright © 2004 - 2006 Smith Charles.