Charles Edward Caplife
Messe en Apnée Majeure
 Qu'est-ce que RSS ?
Accueil | Hobbies | Bibliographie | Extraits | Evénements | Acheter | Liens | Blogs et Forums | Contacts

Messe en Apnée Majeure, ISBN: 2-915882-03-7, © 2005 FrazMitic

Note : L'exercice pratiqué ici consiste à intégrer des éléments scientifiques à la trame romanesque sans les dénaturer et en tentant de les rendre compréhensibles pour n'importe quel lecteur. Donc a priori, cette page ne s'intitule pas Au bonheur des matheux, bien au contraire.

115. Des crissements de plumes

Tollé chez les scientifiques ! Le journal Science Revealed publiait une liste de chercheurs mécontents et décidés à expliquer leur position, démonstration à l’appui. Ce mouvement de protestation rassemblait essentiellement ceux qui ne faisaient que de la « big science », celle qui nécessite des équipements lourds et coûteux pour percer les mystères de la matière et de l’Univers, celle-là même que pratiquait Soloman.

Conscient qu’il devait absolument préparer sa défense et contre-attaquer au plus vite, Soloman s’obligeait à tout lire ou presque. Il s’était isolé sur un banc du Jardin des Tilleuls, le square le plus central d’Orfil, le moins bien entretenu également : les massifs de fleurs étaient dans un état pitoyable, le gazon, quoique interdit au public, était chauve par endroits. Ce parc avait une réputation de coupe-gorge la nuit, et le jour, il était envahi d’adolescents désœuvrés qui jouaient au football en faisant virevolter la poussière. C’était malgré tout un endroit tranquille où Soloman ne risquait pas de tomber sur des importuns.

Consterné, il parcourait les articles du journal où les griefs s’amoncelaient de la première à la dernière page. Il reconnut parmi les frondeurs beaucoup de membres de la Guilde des Sachants, Dogmonfeet en tête. Certains profitaient de la situation pour dénoncer la raréfaction des budgets, la vétusté du matériel de recherche, le manque de candidats à la vocation scientifique.

D’autres se concentraient sur le vif du sujet et argumentaient que la décision de Mercadier les mettait au chômage d’office, car il est impossible de démontrer a priori l’impact social d’une recherche fondamentale. Le journaliste scientifique leur demanda si c’était un postulat ou un théorème. C’était une question rituelle de ce journal à chaque fois qu’un scientifique, personne censée représenter un modèle d’exactitude, évoquait sans plus de précision l’impossibilité d’une exigence ou l’aberration d’une théorie.

Un mathématicien nommé Voganjalnek, bien qu’il fût spécialiste d’une discipline moins gourmande en ressources, abondait dans le sens des protestataires et tentait de relever le défi. Il avait choisi la théorie des nombres comme domaine de démonstration et titré son article : « Nombres complexes, à quoi ça sert ? » C’était un sujet difficile. Même les documentaires de vulgarisation les plus explicites sur l’évolution de l’arithmétique s’arrêtaient systématiquement aux nombres réels, ceux que géomètres, banquiers et statisticiens utilisent couramment. Tenter d’expliquer à un large public ce que sont les nombres complexes et en quoi ils lui sont utiles était une véritable gageure.

La difficulté était encore renforcée en raison même de la philosophie du journal : Science Revealed, pour mériter son nom, exigeait des textes d’une clarté irréprochable, c’est-à-dire qui se laissaient lire de bout en bout, sans faire fond sur des connaissances préalables dépassant le seuil minimal, dit niveau télévisuel, de la culture scientifique du pays. Quel que fût le domaine — chimie, physique, médecine ou mathématiques —, c’était à l’auteur de se mettre à la portée de l’ignorant et non l’inverse. Pour s’assurer de ce fait, le quotidien imposait la structure même des articles.

Toutefois, Voganjalnek s’était lancé dans sa démonstration et, conformément à l’esprit de la publication, il respectait le découpage en quatre sections : limitative, historique, scientifique et mondaine.

 

« EXERCICE DE CADRAGE. Même l’homme des cavernes, il y a trente à trente-cinq mille ans de cela, avait la conception des nombres entiers positifs : par la force du besoin, il savait mettre chacun de ses dix doigts en correspondance avec les objets de la nature ; et si c’était insuffisant, il faisait des entailles sur un os ou un morceau de bois ; on comprend alors aisément que les entiers positifs soient également dits naturels. Quant à l’homme des venelles antiques, entre le quatrième et le douzième siècle de notre ère, il apprit en plus à compter sur le zéro, symbole d’équilibre et d’absence à la fois. Cette découverte capitale allait le mettre relativement vite sur la voie des nombres négatifs : à chaque entier positif, il associa un symétrique de l’autre côté du zéro ; ces nouveaux nombres pouvaient alors représenter les dettes, tandis que leurs images positives servaient à compter les biens.

« A fortiori, celui qu’on appelle vaguement l’homme de la rue est plus arithméticien encore. Jonglant comme un funambule entre les débits et les crédits, il connaît la signification des chiffres ordinaires : il sait que le sourire de son banquier se change en rictus à chaque fois qu’il fait un retrait de son propre compte bancaire ; grimace qui se mue carrément en exhibition de crocs si ce pauvre compte vient à entrer dans la zone rouge. Même si, au lycée, notre homme a séché l’arithmétique, il doit, à son corps défendant, passer à l’école du banquier s’il veut mener un train de vie à faire crever d’envie son voisin. Là, il apprendra à ne plus penser en valeur absolue mais en valeur relative ; il saura qu’un compte peut rester débiteur momentanément, surtout si son propriétaire a en même temps, dans la même banque, un autre compte largement créditeur — il est alors un bon payeur, le client idéal. En vérité, le banquier est sans doute le pédagogue qui maîtrise le mieux les entiers relatifs, réunion des positifs et des négatifs, et sa classe ne désemplit pas d’élèves attentifs.

« En plus des entiers, l’homme moderne connaît les nombres fractionnaires que nous, mathématiciens, appelons rationnels. Ne s’est-il pas battu pour gagner le droit de travailler seulement quatre jours sur sept ? S’il lit ce journal, il sait que son taux de procréation est de 1,23 enfant et ne s’en étonne guère, même s’il n’a jamais vu 0,23 enfant. Mais il y a mieux. J’apprécie l’excellente communication de Mme M. P., de Cranville, parue dans le numéro 14142 et intitulée Deboutien, celui qui ne peut pas joindre les deux bouts. Quand je lis un tel article, je suis tenté de croire que, de nos jours, l’homme de la rue, représenté en l’occurrence par une femme, a non seulement la notion d’équation mais aussi celle des systèmes d’équations. Je reprends ici la présentation limpide de Mme M. P. :

 

“ Budget égale Charges incontournables plus Montant pour les patates

50 = 17,5 + p

 

« D’où elle déduit que p doit forcément être égal à 32,5 si elle veut éviter les problèmes de compte en banque débiteur. Puis elle nous raconte que, choisissant des patates de qualité urgence, à 3 bouffées le kilogramme, elle calcule les kilos de patates de la manière suivante :

 

“ Montant pour les patates égale Kilos de patates multipliés par Prix du kilo

32,5 = k x 3 ”

 

« Elle en conclut que k = 10,8 est une quantité vraiment trop faible pour une famille de quatre personnes — ce qu’elle voulait démontrer. Dans l’Antiquité orientale, une démonstration aussi brillante lui eût valu d’être élevée au rang d’astrologue du roi. »

 

Soloman reconnut que la tactique de l’auteur était imparable : qui viendrait protester et prétendre ne pas comprendre ce que même l’homme des cavernes maîtrisait déjà ? Qui oserait tourner la page lorsque des questions aussi vitales que la quête des hydrates de carbone étaient abordées ? N’empêche que ce système de ratissage au plus large rallongeait sérieusement les articles, et ce n’était pas étonnant si le journal faisait cinquante bonnes pages. Mais c’était la première fois que Soloman s’en plaignait. Il mit son impatience sur le compte de la querelle dont il était la cause et se replongea dans la lecture.

 

« Les problèmes de ventre sont fondamentalement linéaires : ils font intervenir des équations du premier degré, comme celles de Mme M. P. On achète et on consomme une certaine quantité de denrées, laquelle n’intervient pas en tant que multiple d’elle-même dans les problèmes à résoudre. La ménagère ne manipule pas des produits de volumes (litres multipliés par des litres), de masses (kg par kg) ou de sommes d’argent (bouffées par bouffées). Par conséquent, elle ne risque pas de tomber sur des équations du deuxième et encore moins du troisième degré. Elle a donc presque la garantie de ne manipuler que des nombres simples, ce qui complique sérieusement ma tâche de rendre cet article aussi explicite que possible. »

 

Soloman comprit alors que l’auteur avait vraiment pris le parti de rester au niveau le plus élémentaire possible afin de s’assurer la compréhension de son lecteur ; en réalité, très peu de scientifiques atteignaient au niveau de clarté exigé par le journal. Cela raviva son intérêt. Il était curieux de savoir comment Voganjalnek allait s’y prendre pour présenter les nombres réels qui ne sont ni entiers ni fractionnaires. Oubliant un instant la raison principale pour laquelle il épluchait le journal, il se remit à lire.

 

« Mais ne perdons pas espoir. La lettre de Mme M. P. a soulevé beaucoup de réactions. Ainsi monsieur Saitout, de Fonceville, a étudié la question et proposé sa solution. D’après son analyse, Mme M. P. paie trop cher ses patates à cause du nombre élevé d’intermédiaires dans le cycle de vie du produit : récolte, entreposage, acheminement, encore entreposage, publicité et étalage sont autant d’étapes qui induisent des coûts supportés par le consommateur. Si Mme M. P. pouvait acheter ses patates directement au cultivateur, le prix au kilo serait nettement plus bas. Et si elle pouvait les acheter sur pied, avant la récolte, ce serait encore mieux.

« La dernière proposition de monsieur Saitout est extrême et me semble difficile à mettre en œuvre : acheter avant la récolte, c’est placer de l’argent, un luxe que Mme M. P. ne semble pas pouvoir se permettre. M. Corrigian, de Raisonville, est du même avis. Cependant cette idée lui en a donné une autre : et si Mme M. P. achetait ses patates sur pied, au mètre carré, mais à la récolte ? Ma foi, pour le cultivateur, ce n’est pas si idiot que cela. Il sait déjà calculer le rendement de ses plantations à l’hectare. Avec une organisation juridique adaptée, il arriverait sans problème à vendre des “prêts à arracher” de faible étendue : environ deux mètres carrés ; c’est la surface minimale que mes calculs m’ont donnée, mais je n’ai pas assez de place pour exposer mes démonstrations dans cet article. Disons que, juste avant la récolte, un filet standard, à mailles carrées, vérifiable par le Service de la Répression des Fraudes, serait déposé sur les champs sous le contrôle d’un huissier de justice. Les clients intéressés n’auraient alors qu’à acheter le nombre de mailles voulues et procéder eux-mêmes à l’arrachage. Le risque d’un rendement au carreau très en deçà de la moyenne escomptée serait couvert par une police d’assurance appropriée.

« On peut construire des filets à mailles carrées d’un mètre de côté. L’acheteur prendrait alors deux carreaux. Mais certains fabricants peuvent décider de faire des mailles de deux mètres carrés. Dans ce cas, question intéressante : quelle est la longueur du côté d’un carreau ? Il faut trouver un nombre dont le produit par lui-même donne 2 ; autrement dit, il s’agit de la racine carrée de 2, que l’on écrit √2. Il vaut 1,4142 et une infinité de poussières. Si vous n’êtes pas un lecteur assidu de ce journal, ou si vous l’ignorez encore, sachez que c’est un nombre irrationnel, c’est-à-dire qu’il n’est égal à aucune fraction du genre 7/5 ou 17/12, ni même 150/106. Il est dit algébrique parce que racine d’une équation à coefficients entiers : x² = 2 ; le coefficient 1 est sous-entendu devant x.

« Tous les nombres mentionnés jusqu’ici, les entiers relatifs, les rationnels et les irrationnels, sont dits réels, bien qu’ils aient été inventés ou révélés par le cerveau humain. Plus l’homme évolue, plus il découvre de nouveaux objets numériques aux propriétés extraordinaires. Ainsi, pour compléter la liste précédente, il existe encore les nombres transcendants — qui sont des irrationnels non algébriques. Je me limiterai à un exemple : le nombre pi, symbolisé d’ordinaire par la lettre π de l’alphabet grec et qui représente la longueur d’un demi-cercle de rayon unité, est non seulement irrationnel mais aussi transcendant. Au-delà des réels, on trouve les complexes. Se demander à quoi ils servent, c’est s’interroger sur l’utilité des nombres en général, voire celle de l’évolution. Mais d’où viennent-ils et que sont-ils au juste ? »

 

Dans la section suivante, intitulée UN PEU D’HISTOIRE, le mathématicien remonta moins loin dans le temps ; seulement jusqu’au seizième siècle, à l’époque où les algébristes italiens, ayant besoin de nombres aux propriétés plus étendues que les réels, inventèrent les nombres impossibles. Il précisa quelques noms et dates.

 

« Je dois avertir le lecteur qu’il existe une controverse à ce sujet. Un médecin français, Nicolas Chuquet, écrit en 1484 un traité intitulé Triparty en la Science des nombres, publié seulement en 1880. Dans ce manuel, il se livre à l’utilisation hardie de la racine carrée d’un nombre négatif : en gros, il invente un nombre qui, multiplié par lui-même, donne -1. Entre-temps, en 1545, l’Italien Girolamo Cardano publie son Ars Magna dans lequel il montre la même audace, sans préciser s’il a eu connaissance de l’œuvre antérieure. Le lecteur intéressé peut mener ses propres recherches, si la lecture du latin et du français ancien ne le rebute pas. Pour l’instant, ce n’est pas le débat. Le fait est que ces chercheurs se trouvaient face à un verrou et qu’ils le firent sauter. Ceux qui avaient une conception mathématique trop géométrique parlèrent de nombres impossibles alors même qu’on leur mettait sous le nez des équations du genre : (2 - √-1)(2 + √-1) = 5. Comment le produit de deux nombres impossibles pourrait-il donner un réel ? En 1831, le mathématicien allemand Karl Friedrich Gauss, pour corriger cette appellation inexacte, lui substitue celle de nombres complexes. »

 

Voganjalnek souligna que malgré le manque de rigueur de cette invention à ses débuts, les mathématiciens qui en héritèrent ne purent s’en débarrasser. Puis il termina l’historique en insistant sur l’importance grandissante que prenaient ces nombres en mathématiques, y compris — ô surprise ! — en géométrie.

La section dite scientifique était aussi courte que possible.

 

« UN BRIN D’ALGÈBRE. Les matheux peuvent sauter cette partie.

« Un nombre complexe résulte du mélange de deux quantités : l’une réelle et l’autre imaginaire ; cette dernière est obtenue en multipliant l’unité imaginaire, notée i, par une quantité réelle. Ce qui se traduit en algèbre par : z = x + iy, où x et y sont réels. (x peut représenter une quantité de patates et y des oranges ; donc z n’est ni patate ni orange mais les deux à la fois ; et même si x et y étaient des patates, z n’en serait pas pour autant ; ce serait toujours une relation entre deux quantités non miscibles de patates.) Quand x est nul, z est dit imaginaire pur. Si y est nul, alors z est dit réel.

« L’unité imaginaire a la propriété de donner un résultat négatif, et réel, quand on la multiplie par elle-même. (Normal, i est par définition la racine carrée de -1.) Grâce à cette particularité, il est fréquent de voir un calcul sur des nombres complexes déboucher sur un résultat purement réel comme nous le montre l’exemple de la partie historique. »

 

Soloman sauta le reste de ce passage : même s’il ne se prenait pas pour un matheux, les notions développées étaient assez élémentaires pour lui. Il entama donc la colonne où l’auteur, après tant de pérégrinations, entrait enfin dans le vif du sujet, la section mondaine où l’usage de formules était proscrit : selon Science Revealed, dans une conversation de salon, on n’a pas de tableau noir et on ne sort pas non plus son stylo pour y suppléer.

 

« BEAUCOUP DE BLA-BLA. Mélanger le réel et l’imaginaire dans la science exacte par excellence, quelle audace ! Est-ce que cela peut donner autre chose que des jouets pour mathématiciens ? Et en quoi cela peut-il être utile à l’homme de la rue ? Les inventeurs de ces nombres étonnants seraient bien incapables de répondre à de telles questions. Même de grands algébristes montrèrent de la prudence, sinon de la méfiance, vis-à-vis de cette invention. C’est le cas du mathématicien français Louis Augustin Cauchy, pour qui la racine carrée de -1 n’est qu’un instrument de calcul. Et pourtant il est le créateur des fonctions de la variable complexe, un outil ô combien utile aux mathématiques d’aujourd’hui !

« Pendant des siècles, on ne trouva aux nombres complexes que ce rôle d’outil dans la résolution d’équations. Mais, de nos jours, on ne peut plus s’en passer. Il arrive souvent que le traitement d’un problème à solution purement réelle passe par des phases inextricables, des étapes où refuser l’usage de la racine carrée d’un nombre négatif reviendrait à un blocage ; à pas de solution du tout. Or, nous l’avons vu, les quantités imaginaires peuvent s’annihiler mutuellement en cours de route pour faire place à un résultat réel. Beaucoup de calculs scientifiques sont grandement simplifiés quand ils y ont recours. C’est le cas, par exemple, en ingénierie des circuits électriques, en analyse des vibrations mécaniques ou de la propagation des ondes en général ; et il existe des théories, comme la mécanique quantique, dont la formulation correcte exige le recours aux nombres complexes. Bref, ces derniers semblent les mieux appropriés pour décrire les phénomènes où intervient le mouvement. Or, le repos existe-t-il vraiment ? Les théories formulées avec des nombres réels seraient donc de piètres approximations statiques d’une réalité fondamentalement mouvante ; elles n’en donneraient qu’une projection.

« Et l’homme de la rue dans tout cela ? Il existe une interprétation sociale directe liée à l’absence de relation d’ordre entre ces nombres extraordinaires. En effet, si l’on en prend deux quelconques d’entre eux on ne peut pas dire que l’un est supérieur à autre ; ils sont différents ou égaux, point final. Bien sûr, on peut toujours inventer des artifices pour les comparer et leur trouver un semblant d’ordre. Mais à y regarder de plus près, cela revient toujours à les assimiler à des réels, donc à faire une projection. Cette absence de domination a une conséquence insoupçonnée. Si les phénomènes naturels sont mieux décrits avec ces nombres, cela pourrait signifier que la nature reconnaît uniquement les notions de différence et d’égalité, mais ni l’infériorité ni la supériorité. Quand on a compris cela, on admet sans peine que la société doit tendre vers moins de féodalité.

« Tout cela ne représente cependant que l’aspect mathématique, purement technique, du problème. Ses implications sociologiques sont bien plus profondes. Société de haute technologie rime avec richesse. Et qu’est-ce qui alimente la technique, si ce n’est la science ? De nos jours, est jugée suicidaire toute entreprise qui, aux premières difficultés financières, supprime de son budget le poste de “Recherche et veille technologique” sous prétexte qu’il n’a pas d’impact immédiatement mesurable sur son chiffre d’affaires. Or c’est bien le genre de méthodes que nous propose le Dr Soloman en coupant les subventions à toute recherche dont le lien avec l’équipartition du bonheur n’est pas démontrable. Appliquée au seizième siècle, une telle règle nous aurait privés des nombres complexes. En conséquence, une bonne partie de la haute technologie actuelle n’existerait pas et, surtout, il n’y aurait pas de réflecteur temporel, l’invention majeure de notre époque ; c’est son utilisation dans le domaine judiciaire qui nous assure ce niveau de sécurité inégalée de notre société.

« D’ailleurs, sur quelle science va se baser le Haut-Commissariat à l’Équipartition du Bonheur ? Pour exploiter la formule du Dr Soloman, nous aurons certainement besoin d’outils mathématiques encore plus puissants que ceux que nous venons de voir. Qui va les découvrir sans ressources ? J’ai grossi le trait quant à la menace qu’aurait représentée une logique solomanienne pour la découverte des nombres complexes : Chuquet et Cardan étaient médecins avant tout, puis mathématiciens par plaisir. De nos jours, la science a atteint sa phase industrielle, axée sur la spécialisation extrême, et ne produit des résultats que moyennant des investissements colossaux. Les thésards, futurs spécialistes, ont besoin d’argent pour subsister ; et je ne parle pas des laboratoires. Quand un doctorant est contraint d’arrêter ses recherches, c’est peut-être toute la technologie du prochain millénaire qui disparaît. Alors le Dr Soloman est-il en train de nous préparer, involontairement faut-il croire, une ère d’obscurantisme ? »

 

Soloman referma vivement le journal. Jamais, au grand jamais, il n’avait suggéré à Mercadier de couper les vivres à la recherche fondamentale. Il avait effectivement demandé la suppression de l’armée, mais c’était tout. Et il reconnaissait que ce fut une erreur de sa part. Avait-il besoin d’attaquer cette institution quand, au fond, lui-même n’était guère un pacifiste ? Si on le giflait sur une joue, il ne tendrait certainement pas l’autre.

Pas de panique, toutefois : la bonne vieille technique positiviste était demandée en première ligne une nouvelle fois…

Peu à peu, il retrouva son calme. La situation n’était pas désespérée. Il lui suffirait d’écrire à ce journal ou de donner une conférence de presse pour rétablir la vérité. Il lui serait sans doute facile de convaincre la communauté scientifique qu’il avait tout appris en même temps que le grand public. Après tout, il n’écrivait pas les discours du Prometteur, et celui-ci n’avait pas à le consulter pour prendre ses décisions ni pour faire ses annonces racoleuses. Non, ce dernier qualificatif était à proscrire de son argumentation. C’eût été faire preuve d’ingratitude envers celui qui, en fin de compte, lui avait donné ce qu’il avait demandé.

Surtout, ne pas agir sur un coup de tête.

Il avait besoin de réfléchir, de se recadrer pour ne pas poser des actes qui risqueraient de l’enfoncer davantage. Avant tout, il devait demander un entretien à Mercadier pour lui conseiller d’annuler ou d’atténuer les décisions de la veille, finalement plus nuisibles que salutaires. Il pourrait le convaincre d’envisager d’autres sources de financement. Par exemple, les sommes collectées lors de l’émission Coup de Colère dans la Galère, pour insuffisantes qu’elles fussent, aideraient au démarrage de Titan.

Mais Mercadier risquait de mettre un certain temps à le recevoir, si jamais il acceptait de lui accorder audience. La conférence de presse était encore la meilleure solution. Il fallait donc contacter les journalistes sans plus tarder. La prudence avait beau être de mise, il était indispensable d’occuper le terrain avant que l’opposition ne s’en mêlât et ne montât une de ces mayonnaises politiciennes aux conséquences irréversibles, capables d’ébranler jusqu’au flegmatique Conseil Supérieur des Gesticulations.

 

Moins de maths

L’imaginaire de Martine...

 

Extrait au format PDF

Les 40 premières pages vous sont offertes en version électronique.

 

TéléchargerTélécharger

 

Site pour télécharger Adobe Reader Note: Pour afficher le format de fichier PDF, il vous faut le logiciel Adobe Acrobat Reader. Si vous ne l'avez pas, vous pouvez le télécharger gratuitement en cliquant sur le bouton ci-contre.

 

 Accueil | Hobbies | Bibliographie | Extraits | Evénements | Acheter | Liens | Blogs et Forums | Contacts  
Web page copyright © 2004 - 2006 Smith Charles.