Messe en Apnée Majeure, ISBN: 2-915882-03-7, © 2005 FrazMitic
Note : Bien entendu, les mots « Beauspasiens », « Sécurie », « deboutiens » et « calcul » ont eu le temps d'établir leur pleine signification dans les 240 pages qui précèdent. Le Dr Soloman est physicien. La veille, il avait lancé au Prometteur de la République un vibrant appel télévisé qui faisait encore le bonheur des médias.
77. L'esprit guerrier
Le lendemain, au journal de vingt heures sur LATV, Paul Persan Datbara recevait Marc-Olivier Bonœuvre, le ministre de l'Emploi.
— Bonsoir, monsieur le Ministre.
— Bonsoir, monsieur Persan Datbara.
— Je rappelle, pour les téléspectateurs, que vous êtes ici à votre propre demande.
— C'est juste. Et puisque vous semblez tenir à soigner votre image d'objectivité, il faut également signaler que votre acceptation vaut réparation d'une faute. Après les graves propos qui ont été tenus sur cette chaîne, le gouvernement a un droit de réponse. C'est la moindre des choses.
— Tout à fait, monsieur le Ministre. La faute, s'il y en a eu, est à présent réparée. Que voulez-vous dire aux Beauspasiens ?
— Avant de commencer, je dois signaler que, contrairement à monsieur Soloman, qui nous a oubliés comme partenaires de discussion, je l'ai invité ce soir pour lui parler en face et devant témoins. Je ne le vois pas sur ce plateau. Où est-il ?
— Malheureusement, nous n'avons pas pu le joindre à temps. Il est, semble-t-il, au Château des Étoiles, en Sécurie, où il participe à un congrès scientifique.
— Quel dommage ! En tout cas je voulais, et je veux, lui dire que nous, les membres du gouvernement, n'avons pas peur de lui. Nous sommes prêts pour un face à face avec lui quand il le voudra.
— Voilà qui est clair ! C'est noté. Nous verrons ce que nous pourrons faire à ce sujet. Ce soir, vous pouvez parler aux Beauspasiens. Quel message leur adressez-vous ?
— Je leur dis qu'il faut garder l'espoir et éviter de tomber dans le piège de ceux qui veulent semer la panique. Les propos de ce Dr Soloman sont irresponsables et entièrement non fondés. Je suis étonné que, en sa qualité de scientifique, il n'ait pas basé sa thèse sur des chiffres, de solides statistiques publiées par des organismes indépendants et qui montrent clairement que, pour la première fois depuis vingt ans, le chômage régresse dans ce pays. Le Ministère de l'Emploi fait des merveilles depuis deux ans, et je peux témoigner des farouches batailles que livre l'ensemble du gouvernement contre les inégalités. Franchement, demander la création d'un haut-commissariat contre l'exclusion, c'est jouer sur les mots.
— L'intitulé exact est : haut-commissariat à l'éradication du calcul.
— Éradication du calcul ! Qu'est-ce que cela veut dire ? Vous m'excuserez, mais, ayant beaucoup de respect pour les Beauspasiens, je m'oblige à utiliser des termes qu'ils comprennent.
— Parfait. Nous venons d'entendre votre riposte concernant le chômage. Que répondez-vous à l'accusation d'incompétence portée contre la classe politique ?
— C'est de la folie furieuse. D'abord, nous avons une solide École d'Administration, dont tous les cadres supérieurs de l'État sont issus. Ensuite, les responsables politiques savent s'entourer de techniciens valables issus des plus grandes institutions scientifiques du pays. Nous pouvons compter sur une foule de statisticiens, d'économistes et de chercheurs en sciences sociales. Et finalement, il ne faut pas oublier que dans notre pays, grâce au référendum généralisé et banalisé, tout homme politique occupe son poste par la volonté populaire exprimée à travers un vote.
— Ce point a déjà été débattu, sur l'initiative de quelques spectateurs.
— Il est tout de même important de le rappeler. Nous sommes en république, Dieu merci !
Persan Datbara toucha son oreillette.
— Excusez-moi, monsieur le Ministre. Je viens d'apprendre à l'instant que nous avons le Dr Soloman en ligne depuis la Sécurie… Dr Soloman, m'entendez-vous ?
— Parfaitement. Bonsoir à tous. Monsieur le Ministre, si vous le voulez, nous pouvons discuter dès à présent, bien que ce ne soit pas face à face.
— Cela ne dépend pas de moi. Je n'ai aucune responsabilité dans la programmation de cette chaîne.
Persan Datbara, tout excité, intervint comme un arbitre invitant des boxeurs à engager le combat.
— On me fait signe que nous avons le temps. Vous pouvez y aller, messieurs.
— Alors, dit Soloman, je voudrais réagir aux paroles de monsieur Bonœuvre.
— Mais allez-y, vous avez la parole.
— Monsieur le Ministre, d'abord, je n'ai nullement l'intention de semer la panique. Ensuite, je connais les statistiques auxquelles vous faites allusion. Toute la différence réside dans la manière dont vous et moi interprétons ces données. En tant que membre du gouvernement, vous êtes satisfait du travail accompli parce que quelques chiffres indiquent que vous faites mieux que vos prédécesseurs.
— Et comment donc ! coupa Bonœuvre avec superbe. Nous devrions en avoir honte ?
— Eh bien, essayez donc le faire comprendre aux deboutiens ! Allez vous attabler dans un bar ordinaire avec votre cartable plein de chiffres !
— Je n'ai pas pour habitude de traîner dans les bistrots. Finalement, que nous reprochez-vous ? D'avoir réussi ?
— Non. Vous piaffez de joie pour quelques chômeurs en moins, alors qu'à ce rythme, il vous faudrait plus de vingt ans pour enrayer le chômage. Voilà ce que je critique !
Bonœuvre affichait un visage tendu, comme si la botte portée par Soloman l'eût profondément touché. Mais il n'en était rien. Sa préoccupation était tout autre : il voulait réparer au plus vite ce qu'il considérait comme une gaffe.
— Avant de poursuivre, dit-il, je voudrais apporter un éclaircissement à ma réponse précédente. J'ai de l'estime pour nos concitoyens tenanciers de bars et leurs clients. Mais j'ai une telle besogne à abattre que je n'ai pas le temps de leur rendre visite. Voilà ce que je voulais dire.
— Ne vous en faites pas, monsieur le Ministre. Les gens ont l'habitude de constater votre absence dans les moments où ils ont vraiment besoin de vous. Alors ils peuvent se passer de vous dans les bars. À votre avis, pourquoi vont-ils de moins en moins voter ?
Persan Datbara jugea que les adversaires dépassaient les limites du terrain, aussi essaya-t-il de recadrer le débat.
— Messieurs, en avez-vous terminé avec le chômage ? demanda-t-il.
— Non, répondit Bonœuvre. Je veux qu'il soit clair pour tout le monde que le Ministère de l'Emploi fait un travail excellent. Et les résultats positifs sont la preuve irréfutable de sa grande compétence.
— L'action de votre ministère est valable mais, malheureusement, insuffisante, dit Soloman. C'est ce que je veux vous faire comprendre. Il vous manque cet esprit d'état de guerre, nécessaire pour que les ministres baignent dans un stress comparable à celui de leurs administrés.
Persan Datbara crut bon d'intervenir pour clarifier cette dernière affirmation.
— Je précise, pour les téléspectateurs, que l'état de guerre dont vous parlez, Dr Soloman, est une mobilisation contre l'exclusion ; pas la guerre civile ?
— Bien sûr que non. Pas la guerre civile. Quoique ! Çà et là, j'ai entendu des gens évoquer sérieusement cette éventualité si leur situation devait perdurer.
Bonœuvre réagit promptement.
— Vraiment ! lança-t-il dubitatif. Et, qu'est-ce donc qui vous fait penser que l'état de guerre est propice à éradiquer la misère ?
— Je vais prendre un exemple simple. Considérez les dégâts énormes causés par la dernière tempête. Rappelez-vous la façon dont la réparation des infrastructures du pays, voire leur reconstruction dans certains cas, s'est notablement accélérée grâce à l'intervention de l'armée.
— En somme, vous faites l'éloge du caporalisme et défendez la centralisation des pouvoirs ? On sait où cela a mené dans certains pays.
— Et vous, vous semblez prendre le modèle pour l'objet ou le phénomène qu'il représente. L'esprit de guerre n'est pas la guerre.
— Ah bon ! Je croyais que vous vouliez faire la guerre à l'exclusion. Est-ce seulement en esprit ?
Persan Datbara intervint, le visage empreint d'un d'agacement feint.
— Allons messieurs ! Pas d'ergotage. Pas de politique, voyons. Les téléspectateurs veulent entendre votre opinion sur des sujets précis, voire vos solutions à leurs problèmes concrets.
Bonœuvre fit un grand geste de la main, comme pour balayer la diversion qui avait fait dévier le débat.
— Très bien, concéda-t-il. C'est vrai que les militaires ont montré une belle efficacité après cette tempête et je les en félicite. Mais notre tâche requiert d'autres compétences, d'autres outils, d'autres armes, si vous me permettez le jeu de mots
— Ah oui ! L'École d'Administration, les chercheurs en sciences sociales et tout le reste ? ironisa Soloman.
— Exactement ! Je leur présente également mes félicitations.
— Concernant l'École d'Administration, je dirai simplement qu'un administrateur regarde d'où vient l'argent et où il va, alors qu'un technicien l'utilise pour produire un résultat tangible. Parlons...
— Je ne dis pas le contraire, coupa Bonœuvre. Et je ne connais aucun homme politique, aucun élu, qui le prétende. C'est dans l'ordre des choses... Vous enfoncez des portes ouvertes, cher Monsieur.
Soloman ne riposta pas à cette pique et se contenta de terminer son argumentation.
— Parlons-en des techniciens compétents dont savent s'entourer les élus, disait-il. C'est une démarche fort louable, certes. Mais le résultat est souvent un beau gâchis. De l'amateurisme ! Beaucoup d'administrateurs publics, jadis brillants à l'école, échouent jusqu'à se faire huer par les foules pour n'avoir pas su former, répertorier et placer judicieusement les ressources humaines indispensables au succès de leur politique. Encore une fois, un grand professeur de médecine n'est pas le meilleur spécialiste pour poser du papier peint.
Persan Datbara, oubliant son rôle de modérateur, exprima sa stupeur.
— Attendez, Dr Soloman ! intervint-il. Vous n'allez pas tout rejeter en bloc, y compris le travail des économistes, des théoriciens socialistes et j'en passe ?
— Les sociochercheurs ? Leurs méthodes n'ont pas toute la rigueur scientifique nécessaire. Elles les mettent plutôt au rang d'historiens. Elles leur apportent des faits, des causes possibles, pas des solutions curatives et encore moins préventives.
Bonœuvre prit Persan Datbara à témoin.
— Vous voyez ? se lamenta-t-il. J'ai la nette impression que nous n'avons pas un seul spécialiste dans le genre dont rêve le Dr Soloman : un être à mi-chemin entre le guerrier et le mathématicien.
— Dans le mille ! clama le physicien. C'est ce que je répète depuis le début. Je résume mon argumentation, et ne la prenez pas comme une attaque personnelle, monsieur le Ministre, elle concerne également tous vos prédécesseurs. Nous devrions confier le Ministère de l'Emploi à une personne qualifiée sur le sujet plutôt qu'à un spécialiste dans un autre domaine, armé de sa bonne volonté et d'outils inadéquats. Il faudrait à ce poste quelqu'un qui, par son éducation et son expérience, sache éviter les pièges du calcul. Étant donné que la discipline dont je parle n'existe pas, il est grand temps de financer de sérieuses recherches fondamentales et appliquées sur la compréhension des mécanismes du calcul. Nous devons créer un DEI.
— Un quoi ?
— Un Diplôme d'Études Intégrales sur les « Principes Techniques et Outils Antiexclusion ». J'aurais dit « Anticalcul », mais vous m'auriez refusé ce néologisme. Bref, ne nous focalisons pas sur les mots et laissons parler les idées.
Il entreprit alors d'expliquer en long et en large la nouvelle discipline qu'il venait de citer, et Bonœuvre, convaincu du caractère ridicule de ce verbiage, le laissa parler le plus longtemps possible.
Perdu dans son écoute, Bonœuvre arborait un air pensif, mais il n'en était pas moins réactif. Les petits mouvements d'incrédulité de sa tête étaient autant d'invitations aux téléspectateurs à mesurer avec lui combien l'heure était grave. Et sa réplique fut une belle piste savonnée où l'adversaire devait glisser dans le burlesque, sinon étaler son délire, de manière plus éclatante encore. L'ironie était à peine perceptible dans sa voix quand il déclara :
— Si je pousse votre raisonnement jusqu'à son terme logique, il faudrait faire des études de maire, de député, de ministre et, pourquoi pas, de Prometteur de la République ?
— Pourquoi pas ? répéta Soloman imperturbable.
— Prenons le cas des maires. Chaque commune ayant ses spécificités, on aboutirait à une spécialisation extrême. Ainsi, après un cursus général en magistrature, il faudrait un certificat en « maire d'Orfil » pour prétendre à cette fonction. De longues années de formation pour un poste unique.
— Ma foi, ce n'est pas une mauvaise idée. Personnellement, je ne suis pas un adepte de la spécialisation à outrance. Mais c'est la voie que notre société a choisie, sauf en politique. Alors je me suis demandé pourquoi.
Bonœuvre ne releva pas cette remarque et poursuivit son entreprise de sape sans se démonter.
— Et comment l'attribution des postes se ferait-elle ? demanda-t-il. Par analyse de C.V. ? Par recours à des chasseurs de tête ?
— Encore une fois, ce ne sont pas des idées saugrenues. Vous voyez le résultat ? Dès lors qu'une activité est normalisée sur le même modèle que son environnement, beaucoup de questions trouvent naturellement leur réponse.
— Et le droit de vote dans tout cela ? L'avez-vous oublié ?
— Ces nouvelles façons de procéder ne le remettent pas du tout en cause. Seulement, un certain nombre d'Unités de Valeurs seraient nécessaires pour poser sa candidature. Par exemple, il faudrait au moins un DEI en « antiexclusion », avec mention « Très honorable », pour prétendre au poste de ministre de l'Emploi. Élire quelqu'un sur C.V. me semble nettement mieux que de s'en remettre au choix d'un parti politique. Le plus charismatique n'est pas nécessairement le plus capable, c'est l'évidence même. Et pourtant il faut encore le répéter.
— Ne vous en déplaise, les partis politiques, grâce aux militants et aux sympathisants, concourent valablement au renouvellement des idées et assurent la promotion de ces visions nouvelles. Véhiculant la pensée d'une fraction plus ou moins importante de la population, ils sont parfaitement dignes de confiance.
— Eh bien, vous verrez qu'il en sera autrement lorsque le peuple sera plus intelligent.
Les yeux de Bonœuvre s'illuminèrent, comme s'il venait de découvrir qu'il était désormais inutile de dépenser son énergie à essayer d'enfoncer un adversaire qui, par ses propos, venait de se discréditer, sinon de se faire beaucoup d'ennemis. Aussi prit-il un ton compatissant lorsqu'il déclara :
— C'est triste, Dr Soloman. Hier, vous accusiez les politiciens d'incompétence, aujourd'hui, ce sont tous les Beauspasiens que vous traitez de naïfs, sinon d'imbéciles. Quand je pense que j'ai failli juger ceux qui, au lieu de débattre avec vous, ont préféré tourner le dos en vous déclarant fou ! Mais honnêtement, je les comprends maintenant.
La voix de Soloman ne trahit aucun trouble, nulle inquiétude, à travers le téléphone.
— Je vous laisse seul responsable des mots que vous utilisez pour interpréter les miens. L'homme évolue, c'est un fait. Des procédés couramment admis il y a quelques siècles sont tout à fait inacceptables aujourd'hui. Tenez, de nos jours, je ne connais personne qui irait confier ses dents à un maréchal-ferrant, même si mille conseillers lui vantaient les mérites de ce spécialiste du marteau et de l'enclume. N'importe lequel d'entre nous préférera aller chez un dentiste inconnu, sous la seule foi qu'il s'agit d'un praticien qui a fait les études appropriées à l'exercice de son métier.
— Cet exemple est assez facile. Sans rien enlever à la valeur des dentistes, il est nettement plus compliqué de trancher des questions politiques que d'arracher une dent, ne serait-ce que parce qu'il est impossible de faire cent pour cent de satisfaits ; ni de mécontents d'ailleurs. L'opposition est toujours motivée pour prétendre que vous devriez aller à droite quand vous partez à gauche.
— L'analogie est plus appropriée que vous ne voulez l'admettre. De nos jours, les scrutins confinent de plus en plus à la méthode du maréchal-ferrant. Que voyons-nous ? Les partis politiques, même sans vision de l'avenir, nous présentent tant bien que mal un candidat. Ils nous en chantent les louanges. Souvent, l'intéressé lui-même ose vanter ses mérites. Il va faire ceci, il va faire cela. Et nous, sans lui demander ses diplômes, ou même un simple certificat d'aptitude, nous nous pressons devant l'urne pour l'élire, comme à l'abattoir. Puis on s'en mord les doigts. On regrette, on se révolte, brandit des pancartes, casse les vitrines, réclame quelqu'un d'autre. Et tout recommence.
— Heureusement, nous sommes en démocratie ! Le citoyen peut et doit user de son bulletin électoral pour éliminer, au fur et à mesure, les maréchaux-ferrants de la politique, s'il en est.
— Hélas ! Il est parfois difficile de choisir la façon dont on va souffrir. À se décider entre un boucher et un maréchal-ferrant pour se faire arracher une dent, on préfère décliner l'offre, même au plus fort de la douleur.
— S'abstenir, rester les bras ballants, n'est jamais une solution. C'est lâche, improductif et illégal.
— N'empêche qu'il est grand temps de mettre sur le marché des produits de qualité si l'on veut balayer l'indécision du consommateur.
— De grâce, Dr Soloman, cessez d'user de paraboles. Tout le monde n'est pas aussi intelligent que vous, si vous voyez ce que je veux dire.
— Un peuple plus intelligent ! Vous semblez faire une fixation sur cette expression. Et pourtant c'est simple. Tôt ou tard, notre société sera plus évoluée. Le plus tôt sera le mieux. Et après cette nouvelle étape dans son évolution, l'homme du futur admettra sans difficulté que nous sommes aujourd'hui à l'âge de pierre des systèmes « sociopolitiques ».
— Allons donc ! voilà autre chose ! Et ce paléolithique de la politique se caractérise par quoi, je vous prie ?
— En gros, nous sommes à la période où la relation entre dirigeants et dirigés se résume à la distribution de poignées de mains sur les marchés et à la publication d'accusations, voire de commérages, contre l'adversaire ; toutes choses sans relation avec les besoins réels des gens. Nous sommes à l'âge où l'on tente de résoudre les problèmes en poussant des coups de gueule, comme des singes qui crient et se frappent la poitrine pour faire peur à l'ennemi.
— Et le retour des politiciens sur les bancs de l'école appropriée est la condition indispensable à l'avènement de cette nouvelle ère d'intelligence ?
— Parfaitement ! J'aime discuter avec vous, monsieur le Ministre. Votre perspicacité est admirable.
Bonœuvre montra une parfaite étanchéité au compliment. Il se redressa sur son siège à la manière d'un joueur qui avait jugé le moment propice pour abattre sa carte maîtresse.
— Trêve de plaisanterie, dit-il. J'ai une question simple à vous poser. J'espérais que les téléspectateurs verraient votre visage lorsque vous y répondriez. Tant pis ! Je la pose quand même.
— Je vous écoute.
— Vous accusez les hommes politiques d'incompétence. Et vous, Dr Soloman ? J'ai cru comprendre que vous êtes seulement physicien, si j'ose dire. En ce moment même, n'êtes-vous pas en train de vous mêler de sujets qui sont en dehors de vos compétences ?
— Est-ce là votre question terrifiante ? Eh bien ! Monsieur le Ministre, j'ai le regret de vous annoncer que mon visage est parfaitement serein. Trêve de plaisanterie. C'est vrai, je suis seulement physicien. Mais je ne prescris aucun remède pour le traitement du calcul. Je demande la création d'une structure capable d'y parvenir, c'est tout. Aux membres de cette institution de trouver la solution exacte.
— C'est bien ce que je dis : vous empiétez sur le terrain des hommes politiques. Car c'est ce que nous faisons chaque jour : réfléchir, proposer, ériger des institutions capables d'assurer la bonne marche de la société.
— Et quand est-ce que vous passez au concret, alors ?
— Comment ? Soyez plus précis.
— Vous qui aimez tant les face à face, avez-vous une seule méthode qui puisse garantir à un chômeur debout devant vous qu'il trouvera du travail dans trois semaines, à deux ou trois jour près ? Voilà ce que j'entends par concret !
Bonœuvre ouvrit la bouche, mais il ne sembla pas trouver de mots pour formuler une réplique valable. Soloman en profita pour dévoiler ses autres interrogations.
— Plus fort encore : avez-vous une technique capable de promettre, sans mentir, à tous les Beauspasiens que dans trois ans, le nombre de chômeurs sera nul ? Une technique qui rendrait incompréhensible pour les générations futures la notion même de chômage ? Voilà à quel niveau je situe le débat !
— Démagogie ! finit par lâcher Bonœuvre. Ce serait pure inconscience ! Qui serait assez fou, face à la complexité des phénomènes économiques, pour faire d'aussi folles promesses ? En tout cas, pas ce gouvernement. Il a trop habitué les Beauspasiens à sa transparence, sa rigueur, sa saine et efficace gestion, pour se mettre soudain à donner dans le mensonge opportuniste.
Persan Datbara sortit de son long silence.
— Messieurs, excusez-moi de vous interrompre. C'est très intéressant, mais il commence à se faire tard et de toute évidence vous n'allez pas tomber d'accord ce soir. Je vous demanderai donc de dire le mot de la fin... Dr Soloman ?
— J'espère que ce débat aura permis aux hommes politiques de mieux comprendre ma position. J'espère qu'ils ne se sentiront plus agressés lorsqu'ils m'entendront dire qu'ils devraient faire des études spécifiques, conformes aux directives d'une institution telle que le Haut-Commissariat à l'Éradication du Calcul. Je ne fais que leur demander d'accompagner notre société dans sa mutation technocentrique.
— Merci, Dr Soloman. Monsieur le Ministre ?
— Je demande à tous les Beauspasiens de continuer à nous faire confiance. Nous avons trouvé le bon cap. Je le répète : pour la première fois depuis vingt ans, le chômage baisse. Et c'est le résultat concret de la politique de ce gouvernement.
Persan Datbara fit un geste pour signifier la clôture des débats et se tourna vers une autre caméra.
— Encore une fois, merci, messieurs. Et merci à vous, chers téléspectateurs, de nous avoir accompagnés jusqu'ici. Après la météo, votre soirée continue avec le grand film du soir.
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