Charles Edward Caplife
Messe en Apnée Majeure
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Messe en Apnée Majeure, ISBN: 2-915882-03-7, © 2005 FrazMitic

Note : Le Dr Soloman est physicien. En ce moment, il est perdu dans un labyrinthe sous l'Abbaye Royale de Farbrissel. Tandis qu'il cherche son chemin vers la sortie, il est la proie de réminiscences liées à son profond désir de révolutionner les sciences sociales.

14. Boulimie

Nosferatu !

Un monstre avide d'amour, de bonheur même, se dit Soloman tandis qu'il inscrivait la lettre G sur la paroi.

Vers l'âge de trente-cinq ans, il s'était découvert des affinités avec ce personnage de légende, dont l'évocation le renvoyait à son propre état d'esprit à la période empoisonnée de sa vie. Ce nom lui rappelait la scène la plus passionnée qu'il avait jamais vue au cinéma. Il avait relevé le geste fébrile, empreint d'un désir quasi érotique, esquissé par le prince des ténèbres à la seule vue, en photo, de sa future bien-aimée victime. Il avait noté la façon dont ce monstre, rabaissant l'argent à une insignifiante valeur, avait lâché, sans compter, toutes ses pièces d'or dans les mains de son agent immobilier, en faisant même chuter quelques-unes.

Il prit le tournant en s'interrogeant. Quelle était donc cette obsession de posséder une formule ? cette fringale ? cette boulimie ? cette bassesse de son cerveau arrivé à l'extrême limite de la soif de possession et de l'égocentrisme ? Quelle était cette bêtise de croire qu'il devait, à coup sûr, connaître le bonheur, ne fût-ce qu'un jour dans sa vie, et que la source de ce bien-être résidait dans une formule ?

Petit à petit, il glissait de plusieurs années en arrière, vers l'époque où sa boulimie de formule du bonheur était à son paroxysme...

 

En attendant des jours meilleurs, il s'acquittait de sa tâche quotidienne du mieux qu'il pouvait. Il utilisait Proteus, comme tous ses collègues, à des fins immédiates, fussent-elles techniquement ambitieuses. À vrai dire, ce n'était que sa vision des choses, il ne savait pas vraiment ce que faisaient les autres utilisateurs de l'ordinateur. La puissance de calcul de Proteus était telle que la machine était partagée non seulement par les chercheurs de Parclay mais aussi par beaucoup d'autres basés à tous les coins du pays.

Normalement, les personnes autorisées pouvaient se connecter à Proteus à distance, ce qui était le cas le plus fréquent. Mais un jour, une rupture de dorsale (grand réseau de câbles et d'accessoires aux allures d'ossature spinale) au niveau national obligea certains utilisateurs à se présenter physiquement sur le site de Parclay ; il en était ainsi à chaque panne de ce genre, vu qu'il était hors de question de laisser une telle ressource inutilisée, ne fût-ce que quelques heures.

C'est ainsi qu'il fit la connaissance du Dr Ramashandran. Lorsqu'il apprit que ce chercheur était venu à Parclay dans le but de simuler un modèle économique, il manifesta son grand intérêt pour la question. Il avait toujours été curieux de savoir comment procédaient les gourous de la macroéconomie pour trouver les mécanismes visant à préserver une communauté des désastres économiques, voire à l'enrichir. Ramashandran consentit bien volontiers à satisfaire sa curiosité. Soloman ne comprit pas tous les détails dont le chercheur l'abreuva, mais il parvint à saisir l'essentiel de son arsenal théorique. Tout ce dont disposait Ramashandran, c'étaient des statistiques sur le comportement des générations passées. Tout son espoir reposait sur le postulat que, face à une même situation, un groupe d'hommes de la fin du siècle réagirait de la même façon qu'une autre collectivité humaine du début du siècle. La loi des grands nombres était appliquée et l'individu oublié.

Soloman eut des frayeurs. Si Ramashandran n'était pas en train de jouer, c'est-à-dire, si son modèle devait réellement s'appliquer à une société, alors toute erreur, même infime, risquait d'avoir des conséquences aussi sournoises que dramatiques.

Au moment de laisser l'économiste à ses calculs, il songea à la brûlante actualité de la Beauspasie, plus précisément, au scandale du sérum vital contaminé au prion. Ce n'était pas tant pour plaindre tous ces ministres et ces secrétaires d'État qui étaient impliqués, jugés et risquaient de lourdes condamnations, mais surtout pour prendre conscience qu'une infime probabilité de contamination d'un stock s'était transformée en dizaines de morts. Encore qu'il y eût scandale parce que c'avaient été des décès collectifs, liés à une cause directe et décelable. Mais qui irait condamner Ramashandran, ou même le soupçonner, si la mise en application de son modèle social provoquait, par ricochet, dix mille morts sur vingt ans ? Les effets secondaires tels que le désespoir ou le suicide ne faisaient pas partie du modèle.

Cette rencontre l'avait fait mûrir de plusieurs années d'un seul coup. Puis au fil du temps, il se surprit à se poser de plus en plus de questions existentielles : sur l'utilité réelle de son travail, sur les autres scientifiques. Il trouvait curieux, voire choquant, que la communauté des penseurs ne citât jamais les sciences sociales comme branches d'avenir de l'humanité. Selon lui, c'était probablement parce qu'elles étaient l'apanage non pas de vrais scientifiques mais de littéraires ou presque, qui n'apportaient pas toute la rigueur mathématique nécessaire à leur discipline : pour lui, un sociologue a surtout un rôle de spectateur, d'historien ; et en ce sens, c'est un homme du passé ; il n'a aucun système fiable capable d'alimenter les théories de l'économiste, à moins de tabler sur la constance des comportements sociaux, comme le faisait Ramashandran, et d'extrapoler les propriétés du tout à la partie.

Puis vint le jour où Soloman vit, pour la première fois, avec quoi un chercheur — sous-entendu, lui-même — pourrait hybrider les sciences sociales pour en faire la science suprême. Alors que pour beaucoup de penseurs de son époque, l'avenir de l'humanité résidait dans les progrès de la médecine, de la génétique, voire de la robotique, lui ne jurait que par la physique. Ou plutôt, il admirait les efforts qu'il fallait faire dans le domaine de la théorie des systèmes pour rendre cette science possible. L'astrophysique, son exemple favori, est l'une des rares sciences d'observation où les preuves indirectes sont admises. C'est même inévitable en raison de l'éloignement des objets étudiés, qui sont souvent déjà morts depuis des lustres quand ils font l'actualité pour l'homme. Leur étude est basée essentiellement sur la réception des photons survivant à l'explosion du système dont ils faisaient partie. Et pourtant le physicien est convaincu d'étudier ce système lui-même ; à tel point que, s'il en avait les moyens, il pourrait être tenté de s'y rendre.

C'est ainsi qu'il parvint à la conclusion que si les sciences sociales pouvaient emprunter quelque bagage à la physique mathématique, leur pouvoir d'anticipation serait accru et la société des hommes ne serait plus attelée en permanence à des travaux de colmatage. Mais en même temps, il reprochait à la physique d'être souvent formulée en coordonnées cartésiennes, linéaires. Il les eût préférées chaotiques, en tout cas non linéaires et plutôt sans la notion d'orthogonalité. Ce qui le fascinait dans les coordonnées en forme de pelotes de fils, c'était la possibilité de nœuds grâce auxquels des événements apparemment impossibles pouvaient se produire.

Cette hybridation avait un avantage, lui semblait-il : il n'était plus nécessaire d'être économiste ou sociologue pour étudier méthodiquement le bien-être de l'homme ; il suffisait d'avoir une bonne connaissance de la théorie des systèmes, des similitudes et des transformations mathématiques, ce qui était à la portée d'un physicien. Mais ce n'était qu'une vague hypothèse, loin de la formelle rigueur qu'il appelait de ses vœux et loin de l'efficace déterminisme qu'il exigeait d'une vraie science. Il lui manquait une loi fondamentale, un principe fondateur, comme celui qui, en mécanique rationnelle, oppose à toute action une réaction égale. Et c'était justement le genre de lacunes qu'il reprochait aux « sciences sociales classiques » — ainsi qu'il les appelait désormais, par opposition à la nouvelle discipline à naître.

 

15. [...]

 

16. La formule

Il y avait une certaine candeur dans sa façon de juger les sciences sociales classiques. Soloman en était conscient. Est-ce qu'il proposait autre chose ? Fallait-il rester les bras croisés en attendant l'avènement de la science idéale, celle qui serait axée sur le bonheur de l'homme ? Devait-on...

Des couinements caractéristiques de rats s'élevèrent soudain dans l'obscurité. Ce bruit horripilant détourna son attention sur l'environnement immédiat. Il détestait les rats. Il avait été agréablement surpris de ne pas en avoir rencontré jusque-là. Il regarda autour de lui et n'en vit pas un seul, mais les bruits semblaient se rapprocher. Il guetta l'arrivée de la troupe grouillante, tandis que sa main inscrivait machinalement la lettre H. Mais le raffut diminua, puis disparut complètement.

Il se remit en marche...

 

Toute cette réflexion sur l'indispensable métamorphose des sciences sociales eût été pure divagation, si un jour il n'avait eu un élan de lucidité, le coup de chance de sa vie. Il avait entrevu une brèche dans la trame embrouillée des vicissitudes humaines qui faisaient la richesse des marchands de destin. Il avait pu fournir une réponse unique à une longue liste de questions qu'il avait établie au fil des ans. Pourquoi les guerres ? Pourquoi le chômage ? Pourquoi le racisme ? Pourquoi la découverte de l'Amérique ? Parce que les ressources terrestres sont limitées, s'était-il dit.

Il s'était bien rendu compte des multiples tranchants de sa réponse. D'autres avant lui étaient déjà parvenus à cette même conclusion. Seulement, certains d'entre eux y trouvaient, justement, une excuse aux incessants affrontements entre humains ; leur devise darwiniste : « La lutte pour la vie avant tout ». Plus modérés, les rationalistes envisageaient la distribution des surplus, quand il y en avait, et criaient : « Non au gaspillage ! » Les fatalistes, pour leur part, rêvaient de toujours partager les ressources naturelles, même en cas d'insuffisance manifeste, et encourageaient l'homme féru d'humanité à « ne pas survivre à son frère ». Quant à lui, Soloman, il avait pris le parti de l'utopie : il avait décidé de partir à la recherche d'une ressource illimitée. Mentalement, il avait reformulé des milliers de problèmes en un seul, celui d'accéder à une énergie infinie ou suffisamment abondante pour être considérée comme telle et d'y raccorder l'homme.

Il avait trouvé cette simplification d'un coup : pouf ! Il s'en était enthousiasmé, dans la mesure où cette nouvelle formulation, pour utopique qu'elle fût, lui avait semblé assimilable à un début de solution ; ne dit-on pas qu'un problème bien posé est à moitié résolu ? Mais un tel résultat, il fallait le reconnaître, avait un caractère global, synthétique jusqu'à l'opacité, comme seules les grandes théories unificatrices peuvent en avoir. Restait à le développer et à l'exploiter, ce qui était loin d'être évident. Quiconque y parviendrait serait considéré comme le sauveur de l'humanité.

Après ce sursaut, son cerveau était entré en léthargie…

 

Il gravait la lettre I sur la paroi quand, émergeant de nulle part, une bande de rats passa à toute vitesse près de lui dans un tumulte de couinements et de crissements de griffes sur le sol. Avec un peu de retard, il se plaqua contre le mur pour dégager l'espace et, surtout, éviter le dégoûtant contact. Mais quelques individus se faufilèrent entre ses jambes, d'autres passèrent sur ses chaussures. Il leur décocha des coups de pied aussi énergiques qu'inutiles : les rongeurs étaient déjà loin. Il ne s'était pas encore remis de son émotion lorsque plusieurs chats passèrent à leur tour, ventre à terre, sans même le frôler ; maintenant il comprenait pourquoi les muridés ne faisaient pas la loi dans le labyrinthe ; et pourquoi il n'avait pas rencontré jusqu'à présent ne fût-ce qu'une souris. Il attendit pour voir si d'autres protagonistes se présentaient, mais il n'en fut rien : le vacarme avait cessé aussi brusquement qu'il avait commencé.

De nouveau seul, il reprit sa route et ses réminiscences…

 

Des années après le premier sursaut, tel un volcan endormi, son cerveau était entré en ébullition. C'était un vendredi 13 janvier. Il se souvenait de ce jour comme si c'était la veille. Tout s'était passé entre hésitations et frémissements, comme lorsqu'il invitait une femme à sortir pour la première fois. Sans trop y croire, il s'était demandé ce qui arriverait s'il parvenait à transposer la théorie de Casimir au domaine social.

Il connaissait déjà l'effet Casimir. Cela faisait des années que les physiciens essayaient d'obtenir de l'énergie à partir des fluctuations électromagnétiques du vide. Seulement, il y avait un facteur bloquant. C'était le genre de concepts vaseux pour lesquels il n'y avait aucune théorie affirmative ou négative. C'était de la science-fiction, jusqu'au jour où une équipe de Galaxial Labs avait publié une théorie cohérente ; elle avait affirmé avoir inventé un moteur à énergie libre qui puisait sa force dans les fluctuations du vide. Et comme dans cette théorie, le vide, rempli de particules virtuelles, n'était jamais au repos, il s'agissait d'une source d'énergie inépuisable. La porte des étoiles s'ouvrait enfin à l'homme, disait-on : vaste ambition.

Quoi qu'il en fût, la porte des transformations s'ouvrait à Soloman ; des opérations mathématiques strictement basées sur des similitudes entre systèmes. Après une longue recherche d'invariants, il avait fini par mettre la main sur quelque chose. Tous les systèmes sociaux, avait-il remarqué, même les plus démocratiques, sont organisés suivant un principe fondamental : il faut des sources chaudes et des sources froides. Il faut qu'un grand nombre des premières s'activent pour qu'un petit nombre des secondes en profitent, avec un rendement proche de l'unité dans les systèmes esclavagistes. Dans tous les autres cas, le moteur social s'emballe ou se bloque, c'est l'anarchie.

À partir de ce constat, sa machine intellectuelle s'était emballée dans un seul but : trouver un système, une nouvelle sociodynamique, à rendement voisin de zéro. La tâche était délicate, et périlleuse, en raison du danger réel que représentait l'anarchie. La réaction d'une société face à un changement indispensable et salutaire peut se révéler inattendue. Pour ne pas l'oublier, Soloman gardait à l'esprit certaines questions fondamentales tandis qu'il élaborait sa solution. Pourquoi donc à chaque fois qu'un régime totalitaire était renversé, parfois au prix d'une guerre, et remplacé par un libéral, s'ensuivait-il la misère, les gangs mafieux, le chaos ? Pourquoi, à partir du moment où on avait imposé la démocratie aux Nanguiniens, passaient-ils tout leur temps à organiser des élections ?

La prise en compte de potentiels états chaotiques de la société avait sérieusement compliqué une théorie qui n'était déjà pas simple. À plusieurs reprises, Soloman fut tenté d'appeler en renfort un collègue mathématicien nommé Shandra, ou même Ramashandran. Mais il ne le fit pas.

Finalement, il avait trouvé une astuce, un changement de variables, pour transformer les travailleurs en sources chaudes et froides à la fois. Il l'avait soigneusement vérifiée et consignée. Quoique pétillant d'euphorie, il avait fait preuve de bénédictine patience. À rebours de ses confrères, il pratiquait l'éthique scientifique active, se mêlant de savoir si ses recherches étaient plus faciles à convertir en bombes qu'en vaccins. À l'affût de telles implications, il laissait mûrir son projet avant d'en faire cadeau au monde. Son plan était simple : si après cette période de quarantaine, sa formule gardait encore un air débonnaire et que lui-même n'était pas déclaré fou, il paraîtrait devant l'humanité reconnaissante.

Songer à cet instant crucial le grisait déjà…

Lettre J, dixième station.

 

 

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